La pieuvre humaine.
Dès les premières lueurs de l'aube, l'appel enregistré du muezzin retentit au minaret de la mosquée, invitant les fidèles à la prière. Les rues de Tanger commençaient à s'animer. Tohu-bohu des éboueurs. Premiers embouteillages : coups de klaxon, vrombissement des camions se dirigeant vers la Zone internationale. Une suite ininterrompue d'éclairs de phares zébrait le plafond. Ahmed s'éveilla dans cet état qu'on dit « second ». Il savait qu'aujourd'hui ne serait pas un jour comme les autres. S'il avait pu dormir, c'était d'un mauvais sommeil, entrecoupé de songes terrifiants. La nuit durant, il n'avait cessé de se tourner et de se retourner dans son lit. Haletant, pris de sueurs froides et de bouffées d'angoisse, Ahmed appelait au secours. Il allait se noyer dans un abîme glauque et nul ne pouvait l'entendre. Alors, il se levait, se passait la tête sous le robinet. Puis se recouchait, se rendormait par intermittence. Toujours, son rêve reprenait à l'identique. Au petit jour, il ne gardait qu'un vague souvenir de ce qu'il avait vu, senti, touché. Il se revoyait, luttant contre une énorme pieuvre, dont les tentacules gluants entouraient sa taille. Plus il cherchait à se dégager, plus l'étreinte du monstre se resserrait.
Au réveil, il se regarda dans la glace. À la lumière crue du néon, elle lui renvoya une image peu flatteuse. La honte ! Il devait se présenter ce matin même à un employeur... Il examina sans complaisance ses traits bouffis, ses yeux battus, ses joues fripées, ses cheveux en bataille. Un visage à faire peur, il était devenu un zombie. L'espace d'un instant, Ahmed revit les traits de son copain Saïd, mort noyé quelques jours plus tôt. Saïd s'apprêtait à réaliser son projet fou : traverser le détroit pour se rendre en Europe. Il avait économisé des mois pour cela, fait de petits boulots, emprunté à ses amis. Une fois réunie la somme exorbitante exigée par les passeurs, il avait joué son va-tout ; juste avant le grand départ, on avait fait la nouba d'adieu entre copains. Malheureusement, rien ne s'était passé comme prévu. Le jour J, la tempête s'était levée. Ensuite, on avait retrouvé sur le rivage les débris du rafiot pourri, qui devait mener en Espagne les candidats malheureux à l'émigration.. Les garde-côtes avaient repêché quelque part en mer leurs corps tuméfiés. Comme toujours, l'enquête de la police royale n'avait pas abouti. Les passeurs sont des gens insaisissables. Ils empochent l'argent de leurs victimes, puis disparaissent sans laisser de trace ; à peine démantelés, leurs réseaux se reconstituent un peu plus loin. Saïd avait payé de sa vie le mirage européen. Ahmed se jura qu'il le vengerait. À la morgue, il avait récupéré le gros ceinturon de cuir où son pote abritait son maigre pécule et les papiers qu'il portait sur lui.
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Une bonne odeur de galette fraîche et de café à la cannelle s'échappait de la cuisine. Il entendit la voix inquiète de sa mère, au rauque accent berbère. Levée aux premières lueurs de l'aube, elle s'affairait aux tâches de la maison.
« Qu'est-ce qui arrive, Ahmed, tu es tombé du lit ? Tu n'es pas malade au moins ?
- Bien sûr que non, M'man, j'ai juste beaucoup à faire aujourd'hui !
- Prends donc quelques pâtisseries, ça te soutiendra. J'ai fait du café bien serré.
Fatima tendit à son fils une assiette où s'étalaient ghoribas, cornes de gazelle, sfenj et chebakya. Ahmed détourna la tête. Au saut du lit, cette pâtisserie grasse, enrobée de graines de sésame, abondamment nappée de miel, lui soulevait le coeur. Jus d'orange au matin : c'est kif-kif : effet laxatif ! Par respect pour sa mère, il prit juste un chouïa de gâteau pour tremper dans son café brûlant. Fatima n'était pas peu fière de son grand fils (pensez donc, il allait sur ses vingt ans). C'était l'aîné de la fratrie, et son seul garçon. De plus un brillant sujet. Il arrivait à poursuivre ses études, il tout en aidant sa mère à élever ses quatre soeurs, curieusement prénommées : Shah'razad, Zubbeyda, Amîna, Sâfia1. Ahmed s'efforçait de remplacer le père disparu. Ouvrier du bâtiment, ce dernier avait trouvé la mort huit plus tôt dans un accident de chantier. Rachid travaillait au black pour le compte d'une entreprise étrangère, sa veuve n'avait droit à rien. Aucune indemnité. Les premiers temps surtout, la vie de Fatima avait été difficile ; elle ne s'en serait pas sortie sans l'aide d'Ahmed. À présent, elle plaçait tous ses espoirs en lui. Le jour était proche où il volerait de ses propres ailes. C'était un garçon modèle, apparemment soumis et pieux. Question religion, il en faisait même un peu trop aux yeux de cette Rifaine, une femme simple, bonne musulmane certes, mais qui tenait par dessus tout à sa langue, sa culture. Son identité berbère s'affirmait au travers de ses tatouages, ses lourds bijoux d'argent, son caftan des jours de fête.
Seulement voilà : Fatima ne reconnaissait plus son fils. Il avait progressivement changé de comportement en même temps que de mosquée et fréquentait à présent les milieux salafistes. Il était devenu plus dur, plus insensible, en fréquentant les milieux salafistes. Ces gens-là voulaient revenir à l'islam pur et dur du temps du Prophète et prétendaient que l'imam du quartier était un apostat, qui plus est « vendu » à l'Amérique, le grand Satan. Comment Ahmed avait-il eu ces étranges idées ? La mère ne comprenait rien à sa métamorphose, à l'évolution de son caractère et de ses jugements. Ahmed était depuis toujours féru d'informatique, il passait le plus clair son temps sur les réseaux sociaux. Fatima n'avait qu'une vague idée de ce qu'est un ordinateur, ignorait la manière de s'en servir et de ce que signifie « surfer sur internet », elle avait seulement compris que son fils puisait l'essentiel de son inspiration sur l'écran toujours allumé dans sa chambre. Il citait fréquemment ce verset du Coran : « Ceux qui troquent la vie présente contre la vie future combattent dans le chemin de Dieu »2, évoquant les soixante douze houris (vierges) qui sont la récompense suprême du chahid (martyr), ajoutant qu'il était temps de« passer de la contemplation à l'action ». Qu'entendait-il par là ? Fatima, pour sa part, récitait quotidiennement ses prières, observait le jeûne du mois de ramadan. Pour le reste, elle se contentait d'agir selon sa conscience. Ahmed ne lui disait rien de ses propres activités, mais il se mit à tout vouloir régenter dans la maisonnée. Il jouait au petit chef, contrôlant l'emploi du temps et les fréquentations de ses soeurs. Il exigea d'elles le port du voile et de vêtements couvrants, alors qu'elles n'y étaient nullement enclines. Schéhérazade, la plus grande, ne s'en laissait pas conter. Son aîné se faisant de plus en plus autoritaire et pressant, il fallut pourtant en passer par là. Bref, le climat familial devenait invivable.
Sa mère espérait que ce cauchemar serait bientôt passé. Ahmed venait de postuler pour un emploi d'informaticien dans une entreprise d'import-export. Un comble pour ce garçon qui ne cessait de vitupérer la société occidentale et ses valeurs. De plus, il disait avoir de bonnes chances d'être recruté, bénéficiant du soutien de quelqu'un qu'il connaissait dans la boîte : Zahra, son ancienne camarade de lycée, à présent secrétaire du grand patron, son bras droit, sa personne de confiance. Inch' Allah ! Si Dieu voulait, il passerait avec succès l'entretien d'embauche. Alors, une vie nouvelle commencerait pour lui. Au contact de milieux plus larges, plus ouverts, que ceux qu'il fréquentait, Fatima comptait qu'il retrouverait bientôt la raison. Tout au moins, une once de sens commun !
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Seul devant le miroir placé dans la salle d'eau, Ahmed se regarda de nouveau longuement, puis résolut de se raser la barbe, qu'il portait fournie, en collier. Un gros sacrifice pour ce croyant, qu'il considérait pourtant comme indispensable. Il vaut mieux se présenter avec un menton glabre dans une Société dont le personnel est majoritairement européen. Par les temps qui courent, les barbus ont mauvaise presse, se raser permet de passer inaperçu. On entendit le crissement prolongé du rasoir, puis Ahmed donna un dernier coup de peigne à sa chevelure ébouriffée. Il se donna l'ultime coup de peigne avant d'enfiler, faute de tenue adéquate, le costume de noces de feu son père. Un vêtement quasiment neuf (le pauvre ne l'avait porté qu'une fois), quoique un peu trop ample pour lui : la veste flottait sur son torse et le pantalon lui tombait sur les fesses. Pour le faire tenir, il eut recours à la grosse ceinture héritée de Saïd. Elle lui serrait la taille comme les tentacules du poulpe qu'il avait affronté dans son rêve. Au cours de l'épreuve qu'il allait subir, cette relique de son copain disparu lui redonnerait du courage. Le ceinturon n'était nullement assorti au costard, mais sous la veste, on ne s'en rendrait pas compte. Finalement, le jeune homme se sentit fière allure dans cette tenue pseudo-occidentale. Il était naturellement beau garçon, mais son ex-copine Zahra risquait de lui trouver l'air emprunté.... Enfin, l'essentiel était qu'il fît bonne impression à son futur employeur. Il sortit de la maison d'un pas décidé, un impressionnant porte-documents sous le bras, pour donner l'image du futur courtier qu'il n'allait pas manquer de devenir.
Il franchit l'antique rempart de la Médina pour gagner la ville nouvelle. Emprunta la rue de la Liberté (ce mot sonnait fâcheusement à son oreille), gagna la place de France et passa devant le café de Paris, haut-lieu de la vie tangéroise. Des vendeurs à la sauvette proposaient aux passants des kleenex et des cigarettes à l'unité. À la terrasse, on voyait une multitude de consommateurs attablés, en chemisette. En dépit de l'heure matinale, le soleil déjà haut faisait monter la température. Ahmed étouffait dans son complet veston. Sachant qu'on en viendrait bientôt aux choses sérieuses, il ne pouvait tomber la veste, à l'instar de ces Français d'allure décontractée. Ils se croient tout permis, ces mécréants, en train de siroter leur pastis quand retentissait la formule rituelle « Allah Akbar ». Les roums, Dieu les maudisse, traduisent cela par : « Allez au bar ! »
Les locaux de la société « Lemon and sons » où le jeune homme se rendait, se trouvaient tout près de là. Lorsqu'il eût franchi l'imposante entrée, intimidé malgré lui, il fut accueilli par Zahra. La jeune femme avait l'air toute heureuse de le retrouver. Il ne savait pas pourquoi, mais il eût préféré qu'elle n'y fût pas. À l'âge de quinze ans, son ex-copine avait fui le bled, car sa famille voulait la marier de force avec un vioque de cinquante ou davantage. Une décision lourde de conséquences. Elle avait dû s'en sortir par elle-même, tirer le diable par la queue (et pas seulement le diable, pensait-il), pour terminer ses études. Une fois obtenu son diplôme de secrétaire de direction, elle avait été recrutée dans cette multinationale, où l'on ne parlait qu'anglais. Ahmed réprima la grimace de dégoût que lui inspiraient ses cheveux dénoués, son décolleté généreux, ses bras nus, sa jupe au dessus du genou, découvrant une large tranche de cuisse lorsque Zahra s'asseyait. Non, ce n'était pas une tenue halal ! Celle qui était autrefois sa merveille, sa fleur, se conduisait comme une pute. Mais là, tout de suite, pas question de le lui faire sentir, il avait trop besoin d'elle.
Zahra, surveillant de l'oeil l'écran de son portable, indiqua à son compagnon que le boss n'était pas encore disponible pour le recevoir. Cela ne saurait tarder. « En attendant, si tu veux, je te fais visiter nos locaux », lui dit-elle. Ils traversèrent la salle de courtage. Il y avait là des opérateurs, hommes et femmes, rivés à leur console, émettant de temps à autre des onomatopées : « Buy... Sell... Buy... Sell ». Cela faisait penser à la bande-son d'une vidéo porno. Les traders poussaient des gémissements de satisfaction ou des soupirs de désappointement selon que leurs valeurs grimpaient ou fléchissaient. Pour booster leur compétitivité, la Direction avait mis en place un accompagnement sonore d'un effet saisissant. La musique électro-acoustique vibrait en temps réel au rythme des cours de la Bourse3. Ahmed demanda comment l'on pouvait travailler dans cette ambiance infernale. Zahra l'assura que les résultats étaient là. La preuve : en un an, les profits du Groupe avaient doublé. « Le pouvoir de l'argent ne saurait l'emporter sur la loi de Dieu », grommela-t-il en guise de réponse.
Juste à ce moment, le téléphone de sa copine émit une succession de bips discrets.
« C'est bon, traduisit-elle, le boss fait signe qu'on peut y aller. Je t'accompagne à son bureau. Tu vas voir, de au huitième étage, la vue est superbe, on découvre toute la baie et le port de Tanger. »
Le garçon ne réagissant pas, elle eut un scrupule : « Je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça. Toi qui es en recherche d'emploi, j'imagine que le panorama ne doit guère t'intéresser ! »
Ils se retrouvèrent seuls dans l'ascenseur. Zahra en profita pour glisser la main sous la veste de son compagnon, une privauté qu'elle se permettait lorsqu'ils étaient étudiants. Elle sursauta, sentant l'épais bourrelet du ceinturon. « Qu'est-ce que tu portes là ?
- Ne touche pas, malheureuse ! »
Zahra comprit qu'elle serait la première victime du chebab et crut sa dernière heure venue. Il se produisit dans son crâne quelque chose comme une gigantesque déflagration.
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En fait, Ahmed ne dissimulait sous sa grosse ceinture qu'un banal accessoire informatique, en apparence inoffensif : une clé U.S.B. de 64 gigas. Puis il entra dans le bureau du grand patron. Trois quarts d'heure s'écoulèrent. Le suspense était insoutenable. Zahra ne sut jamais au juste ce qui s'était dit durant l'entretien d'embauche, mais vit ressortir son copain le visage radieux. Il venait d'obtenir un contrat de recrutement à durée indéterminée chez Lemon & sons en tant que responsable informatique et devait prendre ses nouvelles fonctions dès le lendemain.
Les jours et les semaines s'écoulèrent. Des évènements inexpliqués se produisirent au sein du Groupe et de ses filiales : un nouveau, mais redoutable virus s'était propagé dans leurs systèmes informatiques. On le baptisa « la pieuvre » parce qu'il étendait partout ses ramifications tentaculaires. De proche en proche, il contamina les fournisseurs et les clients, les entreprises concurrentes, et au-delà, toutes les multinationales de Tanger. Puis, ce fut le krach boursier. Les valeurs occidentales s'effondrèrent comme un château de carte avec un bel ensemble. On ne put jamais démasquer le mystérieux hacker responsable de ce cataclysme financier.
Quelque temps après, Ahmed et Zahra annoncèrent officiellement leurs fiançailles. Pour fêter cet événement, les traders de Lemon & sons remanièrent de fond en comble l'animation sonore et visuelle de la salle de courtage, reconvertie en boîte de nuit. Ils improvisèrent un nouvelle musique électroacoustique, des variations sur le thème :
« The flower of the lemon
is very, very, very sweet.
But the fruit of the lemon
is impossible to eat. »
Illustration de l'auteur d'après un motif minoen.
Piste d'écriture : la métamorphose. Décrire les sensations de quelqu'un qui se réveille dans la peau de quelqu'un d'autre ou d'une créature inconnue.