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Lapin, amour et fantaisie

27 septembre 2017

Il n'y aplus d'après, par Jean-Claude Boyrie

Il n'y a plus d'après….

 

 Autant vous le dire : ça m'a fait carrément un choc lorsque je suis tombée sur cette photographie exposée à Paris récemment. En fait, la scène remonte à plusieurs années en arrière. Elle se passe à saint-Germain des Prés, pas celui d'aujourd'hui, celui des années cinquante, un saint-Germain moins huppé que le quartier qu'on dit aujourd'hui « branché ». L'on y croisait une faune interlope à la dérive, des gens de tous âges, plus ou moins déboussolés par la guerre encore récente. Oui, cela me revient à présent à présent. Nous assistions avec une amie à un récital de Juliette Gréco. C'était au moment de l'entracte, dont on dit dans le salles de spectacle qu'il « vide les baignoires et remplit les lavabos ». Nous étions si occupées l'une de l'autre, Hélène et moi, que nous ne nous sommes pas aperçues qu'un inconnu se faufilait derrière nous dans les toilettes « dames ». Je n'ai pas remarqué sa présence. On est partout, dit-on, « sous le regard de Dieu », mais Dieu, s'il existe, est moins dérangeant que l'objectif du photographe. En l'occurrence, il ne s'agissait pas d'un pervers, encore que…. Toujours est-il que lui m'a bien identifiée et m'a rencontrée après coup. Il affirme m'avoir demandé l'autorisation de publier son travail. Peut-être... en tout cas, je ne m'en souviens pas. Les années passant, je ne me retrouve pas sur la photo. L'auteur (plutôt le fauteur) de cet instantané prétend que c'est bien moi face au miroir, ressuscitant l'histoire de Narcisse, amoureux de son propre reflet. S'il dit vrai, cela confine au vol d'image, et même à l'usurpation d'identité.

Mais, à bien y regarder, est-ce d'Hélène ou moi, ou bien d'Hélène et moi qu'il s'agit ? Nous nous ressemblions comme deux sœurs. Autant dire qu'Hélène était mon double. On prétend que ce sont les contraires qui s'attirent…. L'inverse est tout aussi vrai.

En ce moment d'ivresse où, pour la première fois, mes lèvres se posèrent sur les siennes, nos images se mêlèrent dans ce miroir que mon souffle embuait. Hélène était devenue moi-même, et vice du versa.

Nous nous étions rencontrées à l'occasion d'une fête de quartier. Nous participions à cet étrange jeu de piste appelé « C'est pas là, c'est par là » (1), qu'on nomme aussi : « Fais pas ci, fais pas ça ». La place saint-Germain, face à l'antique abbaye, était couverte d'un gigantesque toile d'araignée en grosse ficelle, autant de fils d'Ariane entortillés, entrecroisés, accrochés en divers points pour former écheveau. Sur un signal du meneur de jeu, les participants, filles et garçons, se mettaient en devoir d'enrouler chacun son brin de ficelle, en remontant vers le centre du réseau. Rembobiner des bobines, forcément, cela crée un joyeux bobinard. Autre association d'idées : tenir une pelote amène à « peloter ».Tout au long de leur laborieux parcours, les joueurs ne cessaient de se croiser et se recroiser. À se demander comment une foule bouge ensemble. Était-ce le hasard ou nécessité ? des mains, des épaules, des hanches, se rencontraient, on effleurait comme par mégarde un corsage, un visage un jupon, mais ce n'était qu'un jeu n'est-ce pas ?

Toute ma vie, j'ai revendiqué d'être une femme libre (je l'étais alors et le suis restée), mais qu'est-ce que ça veut dire au fait ? La « grande Simone », qu'on voyait traîner en compagnie de Jean-Paul Sartre (et bien d'autres), à la terrasse de cafés, qualifiés par la suite absurdement d'« existentialistes », a écrit quelque part « qu'une femme libre n'a rien à voir avec une femme légère et que c'est même tout le contraire ». Elle avait raison.

De nos jours, l'amour entre deux femmes n'est plus transgressif. Les photos de ce genre s'affichent dans l'indifférence, au pire elle ont vertu d'émoustiller le sexe mâle.

Avec Hélène, cet instant fixé par la pellicule fut vécu de manière intense, à l'image de notre liaison fusionnelle. Nous étions alors loin, dans l'insouciance de nos vingt ans, de soupçonner les épreuves qui nous attendaient par la suite. La vie nous a séparé. Hélène s'est mariée, a fait deux enfants, pour finalement divorcer, quand moi-même, restée célibataire, étais encartée au M.L.F. et militais pour l'avortement libre et gratuit. Nous nous sommes perdues de vue après avoir échangé de vains serments à l'heure de la séparation. Nous jurions nos grands dieux qu'il ne s'agissait pas d'une rupture, et que nous nous reverrions... après.

Nous apprîmes à nos dépens « qu'il n'y a plus d'après à saint Germain des Prés. » (2)

Notes :

(1) Installation Performance de Juhyung Lee (Saint Jean de Cuculles, 10-09-2017)

(2) Chanson de Juliette Gréco écrite en 1960.

 

Illustration : Ed van der Elsken

Vali Myers in front of her mirror (Paris, 1953)

Nederlands Fotomuseum

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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12 juin 2017

Populus & Priscilla, par Jean-Claude Boyrie

Populus  & Priscilla.

Peuplier

 

« Le peuplier blanc (populus alba) pousse le long des cours d'eau. C'est une espèce qui drageonne très facilement…  Son feuillage vert sombre, blanc et duveteux dessous, s'agite à la moindre brise.. Son tronc blanc est recouvert de lenticelles en losange… qui peuvent parfois se souder pour former de surprenantes bouches ».
Cédric  Pollet, « Écorces », éd. Eugène Ulmer, 1988.

« Apprenez qu'entre l'arbre et le doigt, il ne faut point mettre l'écorce. »
Molière, « Le médecin malgré lui », Acte I, sc. 2

   Quand ces deux-là se sont représentés devant moi, je les ai tout de suite reconnus. Ils ont eu le front de revenir ici, foulant impunément mes plate-bandes, sans manifester le moindre regret de leur crime passé, qui demeure impuni. Dix ans, cela passe vite pour un humain. Cela vaut prescription.
  Un  arbre est fait pour vivre un siècle ou davantage, à condition qu'on ne l'ait entre temps ni coupé ni mutilé. Les hommes n'éprouvent aucune reconnaissance envers mes frères feuillus et résineux. Il n'est que les forestiers de métier, plus une poignée d'écolos, pour les défendre. En échange de leurs bons et loyaux services, on inflige aux arbres de bien mauvais traitements. J'en veux pour exemple ces platanes, qu'on plantait en foule au siècle dernier au bord des routes et le long des canaux du midi. Quel décor prestigieux cela faisait ! Ces arbres étaient recherchés pour leur ombrage et formaient de superbes alignements. Hélas, les innombrables agressions qu'ils ont subies les ont rendus vulnérables au chancre coloré, vrai fléau, qui les a décimés. Mais ce n'est pas tout. Les platanes passent aujourd'hui pour des tueurs en série. Qui veut noyer son chien, l'accuse de la rage.    
  Afin d'élargir chaussées et bas-côtés, on les abat par rangées entières, sous le fallacieux prétexte qu'ils se jetteraient sur les automobilistes sans défense. Ô sécurité, que de crimes commet-on en ton nom !
   Moi, je ne suis qu'un modeste peuplier, planté voici vingt ans sur les berges du Lez, réputées lieu de promenade et de loisirs. Le centre-ville et l'Université sont tout proches. La pelouse où je me trouve est un lieu de passage et de rencontre, elle est dégradée par un incessant piétinement. Pour revenir à mon cas personnel, je n'accepte pas d'être le souffre-douleur des passants. Certes, je ne suis pas seul dans mon cas, mais n'ai pas la constance de ma voisine et amie la passerelle Zuccarelli. Sa rambarde est sur le point de crouler sous le poids des cadenas dont les amoureux l'ont chargée. À ce rythme, elle ne résistera pas longtemps. Observant de loin ces comportements déviants, j'ai de bonnes raisons de me faire du souci.
   Ces bipèdes malfaisants qu'on nomme les humains semblent s'apercevoir aujourd'hui (belle découverte !) que nous autres arbres, loin d'être des créatures inconscientes, sommes des êtres vivants, doués d'une sensibilité propre. En émettant de doux parfums, nous attirons les insectes pollinisateurs. Notre écorce est comme une peau, rude épiderme, armure, ou fine pellicule, offerte aux caresses du vent. La scarifier, c'est nous sacrifier. Sous terre, l'entrelacs de nos racines emmêlées constitue en quelque sorte un réseau social, internet avant l'heure. Avec nos multiples ocelles, nous observons ce qui se passe autour de nous et comprenons ainsi beaucoup de choses. Nous sommes capables de communiquer avec nos semblables et les prévenir d'un éventuel danger, par exemple un vol d'oiseaux prédateurs. Mais nous ne pouvons nous défendre des humains.


Peupliers


  Sous mon feuillage, des couples vont, viennent, se forment, se défont. On se cherche, on se trouve, on se bécote, on s'affronte. Il ne faut surtout pas, dit-on, mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce. Loin de moi de blâmer ceux qui viennent s'ébattre à la belle saison. N'ayant point l'esprit retors, je garde le silence sur ce que je vois. Il y aurait pourtant matière à écrire un livre entier. Juste une réflexion: pourquoi les humains ne pratiquent-il pas la reproduction végétative à l'instar des peupliers ? S'ils se multipliaient par bouturage, tant d'émotions, de vains conflits, leur seraient épargnés ! Eux se retrouvent à l'horizontale, quand nous, les arbres, observons décence et verticalité.
   À présent, que je vous dise pourquoi j'en veux particulièrement à ces deux-là. Populus (pourquoi portait-il mon nom latin ?) était un joyeux luron, tout en muscle, adepte des sports de glisse. Il avait même obtenu cette année-là, rider de prestige, une médaille au F.I.S.E. Quant à sa compagne, Priscilla, je la trouvais bien jolie avec ses yeux pervenche et son teint de rouquine, une peau claire et qui craignait le soleil. Elle venait souvent se réfugier sous mon ombre, et lui la rejoignait. Après les jeux innocents, vinrent maints jeux de mains (devenant jeux de vilains). Ce qui devait de produire advint. Populus, cédant à je ne sais quelle tradition, s'arma d'un couteau de poche. Il entailla profondément ma faible écorce, y grava un coeur stylisé, sorte de mandorle encadrant leurs initiales : un double P.
  C'est peu dire que je souffris le martyre. Dix ans après cette mutilation, j'en éprouve encore le tourment, bien que mes plaies aient cessé de saigner, qu'un bourrelet cicatriciel se soit formé.
   Aujourd'hui donc, mes bourreaux d'hier reviennent sur le lieu de leur forfait. Retrouvant, à dix ans d'intervalle, le théâtre de leurs amours, ils ont cru pouvoir revivre ici leurs premiers émois. Foutaises que tout cela ! Les lieux ne sont porteurs en eux-mêmes d'aucun souvenir. Par essence instables, ils changent au fil des saisons, vivent par et pour eux-mêmes. Rien ne sert de laisser sur un arbre des marques, vrais stigmates. Si cet infortuné garde la mémoire de quelque chose, ce n'est pas des sentiments qu'on lui prête, mais des outrages qu'il a subis. Nuance ! J'avais résolu de manifester ma rancune en émettant des pollens allergisants, mais ce sont Populus et Priscilla qui, finalement, m'inspirent la pitié. Certes, ils sont toujours ensemble, mais entre eux, la passion n'est plus de mise. Ils sont loin, leur gai babillage ! Oubliés, leurs petits bécots ! Leur dialogue est devenu prosaïque. Le peu que j'apprends d'eux n'a de réjouissant. Bien qu'ayant obtenu leurs diplômes, le couple n'arrive pas à joindre les deux bouts. Populus est au chômage et Priscilla n'a trouvé qu'un emploi précaire, mal rémunéré. Dans l'incapacité de payer leur loyer, ils vont devoir quitter le logement qu'ils occupent, sans doute aussi changer de région, chercher du travail sous d'autres cieux. Dans ces conditions, pas question pour eux d'avoir de projets familiaux. Décidément, me dis-je, s'il est dur d'être un arbre, le destin d'un être humain peut s'avérer plus cruel encore. Alors, je compatis, m'efforce d'oublier les blessures que ces deux-là m'ont causées et leur dispense mon ombrage, une preuve de plus que les platanes aussi savent pardonner.

Piste d'écriture : Quelle intensité donner à ce moment où l'on tente de laisser la trace d'une présence, d'un sentiment ?Populus  & Priscilla.

 

 

28 janvier 2015

La pieuvre humaine, par Jean-Claude Boyrie

La pieuvre humaine.

 Poulpe

Dès les premières lueurs de l'aube, l'appel enregistré du muezzin retentit au minaret de la mosquée, invitant les fidèles à la prière. Les rues de Tanger commençaient à s'animer. Tohu-bohu des éboueurs. Premiers embouteillages : coups de klaxon, vrombissement des camions se dirigeant vers la Zone internationale. Une suite ininterrompue d'éclairs de phares zébrait le plafond. Ahmed s'éveilla dans cet état qu'on dit « second ». Il savait qu'aujourd'hui ne serait pas un jour comme les autres. S'il avait pu dormir, c'était d'un mauvais sommeil, entrecoupé de songes terrifiants. La nuit durant, il n'avait cessé de se tourner et de se retourner dans son lit. Haletant, pris de sueurs froides et de bouffées d'angoisse, Ahmed appelait au secours. Il allait se noyer dans un abîme glauque et nul ne pouvait l'entendre. Alors, il se levait, se passait la tête sous le robinet. Puis se recouchait, se rendormait par intermittence. Toujours, son rêve reprenait à l'identique. Au petit jour, il ne gardait qu'un vague souvenir de ce qu'il avait vu, senti, touché. Il se revoyait, luttant contre une énorme pieuvre, dont les tentacules gluants entouraient sa taille. Plus il cherchait à se dégager, plus l'étreinte du monstre se resserrait.

Au réveil, il se regarda dans la glace. À la lumière crue du néon, elle lui renvoya une image peu flatteuse. La honte ! Il devait se présenter ce matin même à un employeur... Il examina sans complaisance ses traits bouffis, ses yeux battus, ses joues fripées, ses cheveux en bataille. Un visage à faire peur, il était devenu un zombie. L'espace d'un instant, Ahmed revit les traits de son copain Saïd, mort noyé quelques jours plus tôt. Saïd s'apprêtait à réaliser son projet fou : traverser le détroit pour se rendre en Europe. Il avait économisé des mois pour cela, fait de petits boulots, emprunté à ses amis. Une fois réunie la somme exorbitante exigée par les passeurs, il avait joué son va-tout ; juste avant le grand départ, on avait fait la nouba d'adieu entre copains. Malheureusement, rien ne s'était passé comme prévu. Le jour J, la tempête s'était levée. Ensuite, on avait retrouvé sur le rivage les débris du rafiot pourri, qui devait mener en Espagne les candidats malheureux à l'émigration.. Les garde-côtes avaient repêché quelque part en mer leurs corps tuméfiés. Comme toujours, l'enquête de la police royale n'avait pas abouti. Les passeurs sont des gens insaisissables. Ils empochent l'argent de leurs victimes, puis disparaissent sans laisser de trace ; à peine démantelés, leurs réseaux se reconstituent un peu plus loin. Saïd avait payé de sa vie le mirage européen. Ahmed se jura qu'il le vengerait. À la morgue, il avait récupéré le gros ceinturon de cuir où son pote abritait son maigre pécule et les papiers qu'il portait sur lui.

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Une bonne odeur de galette fraîche et de café à la cannelle s'échappait de la cuisine. Il entendit la voix inquiète de sa mère, au rauque accent berbère. Levée aux premières lueurs de l'aube, elle s'affairait aux tâches de la maison.

« Qu'est-ce qui arrive, Ahmed, tu es tombé du lit ? Tu n'es pas malade au moins ? 

- Bien sûr que non, M'man, j'ai juste beaucoup à faire aujourd'hui ! 

- Prends donc quelques pâtisseries, ça te soutiendra. J'ai fait du café bien serré. 

Fatima tendit à son fils une assiette où s'étalaient ghoribas, cornes de gazelle, sfenj et chebakya. Ahmed détourna la tête. Au saut du lit, cette pâtisserie grasse, enrobée de graines de sésame, abondamment nappée de miel, lui soulevait le coeur. Jus d'orange au matin : c'est kif-kif : effet laxatif ! Par respect pour sa mère, il prit juste un chouïa de gâteau pour tremper dans son café brûlant. Fatima n'était pas peu fière de son grand fils (pensez donc, il allait sur ses vingt ans). C'était l'aîné de la fratrie, et son seul garçon. De plus un brillant sujet. Il arrivait à poursuivre ses études, il tout en aidant sa mère à élever ses quatre soeurs, curieusement prénommées : Shah'razad, Zubbeyda, Amîna, Sâfia1. Ahmed s'efforçait de remplacer le père disparu. Ouvrier du bâtiment, ce dernier avait trouvé la mort huit plus tôt dans un accident de chantier. Rachid travaillait au black pour le compte d'une entreprise étrangère, sa veuve n'avait droit à rien. Aucune indemnité. Les premiers temps surtout, la vie de Fatima avait été difficile ; elle ne s'en serait pas sortie sans l'aide d'Ahmed. À présent, elle plaçait tous ses espoirs en lui. Le jour était proche où il volerait de ses propres ailes. C'était un garçon modèle, apparemment soumis et pieux. Question religion, il en faisait même un peu trop aux yeux de cette Rifaine, une femme simple, bonne musulmane certes, mais qui tenait par dessus tout à sa langue, sa culture. Son identité berbère s'affirmait au travers de ses tatouages, ses lourds bijoux d'argent, son caftan des jours de fête.

Seulement voilà : Fatima ne reconnaissait plus son fils. Il avait progressivement changé de comportement en même temps que de mosquée et fréquentait à présent les milieux salafistes. Il était devenu plus dur, plus insensible, en fréquentant les milieux salafistes. Ces gens-là voulaient revenir à l'islam pur et dur du temps du Prophète et prétendaient que l'imam du quartier était un apostat, qui plus est « vendu » à l'Amérique, le grand Satan. Comment Ahmed avait-il eu ces étranges idées ? La mère ne comprenait rien à sa métamorphose, à l'évolution de son caractère et de ses jugements. Ahmed était depuis toujours féru d'informatique, il passait le plus clair son temps sur les réseaux sociaux. Fatima n'avait qu'une vague idée de ce qu'est un ordinateur, ignorait la manière de s'en servir et de ce que signifie « surfer sur internet », elle avait seulement compris que son fils puisait l'essentiel de son inspiration sur l'écran toujours allumé dans sa chambre. Il citait fréquemment ce verset du Coran : « Ceux qui troquent la vie présente contre la vie future combattent dans le chemin de Dieu »2, évoquant les soixante douze houris (vierges) qui sont la récompense suprême du chahid (martyr), ajoutant qu'il était temps de« passer de la contemplation à l'action ». Qu'entendait-il par là ? Fatima, pour sa part, récitait quotidiennement ses prières, observait le jeûne du mois de ramadan. Pour le reste, elle se contentait d'agir selon sa conscience. Ahmed ne lui disait rien de ses propres activités, mais il se mit à tout vouloir régenter dans la maisonnée. Il jouait au petit chef, contrôlant l'emploi du temps et les fréquentations de ses soeurs. Il exigea d'elles le port du voile et de vêtements couvrants, alors qu'elles n'y étaient nullement enclines. Schéhérazade, la plus grande, ne s'en laissait pas conter. Son aîné se faisant de plus en plus autoritaire et pressant, il fallut pourtant en passer par là. Bref, le climat familial devenait invivable.

Sa mère espérait que ce cauchemar serait bientôt passé. Ahmed venait de postuler pour un emploi d'informaticien dans une entreprise d'import-export. Un comble pour ce garçon qui ne cessait de vitupérer la société occidentale et ses valeurs. De plus, il disait avoir de bonnes chances d'être recruté, bénéficiant du soutien de quelqu'un qu'il connaissait dans la boîte : Zahra, son ancienne camarade de lycée, à présent secrétaire du grand patron, son bras droit, sa personne de confiance. Inch' Allah ! Si Dieu voulait, il passerait avec succès l'entretien d'embauche. Alors, une vie nouvelle commencerait pour lui. Au contact de milieux plus larges, plus ouverts, que ceux qu'il fréquentait, Fatima comptait qu'il retrouverait bientôt la raison. Tout au moins, une once de sens commun !

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Seul devant le miroir placé dans la salle d'eau, Ahmed se regarda de nouveau longuement, puis résolut de se raser la barbe, qu'il portait fournie, en collier. Un gros sacrifice pour ce croyant, qu'il considérait pourtant comme indispensable. Il vaut mieux se présenter avec un menton glabre dans une Société dont le personnel est majoritairement européen. Par les temps qui courent, les barbus ont mauvaise presse, se raser permet de passer inaperçu. On entendit le crissement prolongé du rasoir, puis Ahmed donna un dernier coup de peigne à sa chevelure ébouriffée. Il se donna l'ultime coup de peigne avant d'enfiler, faute de tenue adéquate, le costume de noces de feu son père. Un vêtement quasiment neuf (le pauvre ne l'avait porté qu'une fois), quoique un peu trop ample pour lui : la veste flottait sur son torse et le pantalon lui tombait sur les fesses. Pour le faire tenir, il eut recours à la grosse ceinture héritée de Saïd. Elle lui serrait la taille comme les tentacules du poulpe qu'il avait affronté dans son rêve. Au cours de l'épreuve qu'il allait subir, cette relique de son copain disparu lui redonnerait du courage. Le ceinturon n'était nullement assorti au costard, mais sous la veste, on ne s'en rendrait pas compte. Finalement, le jeune homme se sentit fière allure dans cette tenue pseudo-occidentale. Il était naturellement beau garçon, mais son ex-copine Zahra risquait de lui trouver l'air emprunté.... Enfin, l'essentiel était qu'il fît bonne impression à son futur employeur. Il sortit de la maison d'un pas décidé, un impressionnant porte-documents sous le bras, pour donner l'image du futur courtier qu'il n'allait pas manquer de devenir.

Il franchit l'antique rempart de la Médina pour gagner la ville nouvelle. Emprunta la rue de la Liberté (ce mot sonnait fâcheusement à son oreille), gagna la place de France et passa devant le café de Paris, haut-lieu de la vie tangéroise. Des vendeurs à la sauvette proposaient aux passants des kleenex et des cigarettes à l'unité. À la terrasse, on voyait une multitude de consommateurs attablés, en chemisette. En dépit de l'heure matinale, le soleil déjà haut faisait monter la température. Ahmed étouffait dans son complet veston. Sachant qu'on en viendrait bientôt aux choses sérieuses, il ne pouvait tomber la veste, à l'instar de ces Français d'allure décontractée. Ils se croient tout permis, ces mécréants, en train de siroter leur pastis quand retentissait la formule rituelle « Allah Akbar ». Les roums, Dieu les maudisse, traduisent cela par : « Allez au bar ! »

Les locaux de la société « Lemon and sons » où le jeune homme se rendait, se trouvaient tout près de là. Lorsqu'il eût franchi l'imposante entrée, intimidé malgré lui, il fut accueilli par Zahra. La jeune femme avait l'air toute heureuse de le retrouver. Il ne savait pas pourquoi, mais il eût préféré qu'elle n'y fût pas. À l'âge de quinze ans, son ex-copine avait fui le bled, car sa famille voulait la marier de force avec un vioque de cinquante ou davantage. Une décision lourde de conséquences. Elle avait dû s'en sortir par elle-même, tirer le diable par la queue (et pas seulement le diable, pensait-il), pour terminer ses études. Une fois obtenu son diplôme de secrétaire de direction, elle avait été recrutée dans cette multinationale, où l'on ne parlait qu'anglais. Ahmed réprima la grimace de dégoût que lui inspiraient ses cheveux dénoués, son décolleté généreux, ses bras nus, sa jupe au dessus du genou, découvrant une large tranche de cuisse lorsque Zahra s'asseyait. Non, ce n'était pas une tenue halal ! Celle qui était autrefois sa merveille, sa fleur, se conduisait comme une pute. Mais là, tout de suite, pas question de le lui faire sentir, il avait trop besoin d'elle.

Zahra, surveillant de l'oeil l'écran de son portable, indiqua à son compagnon que le boss n'était pas encore disponible pour le recevoir. Cela ne saurait tarder. « En attendant, si tu veux, je te fais visiter nos locaux », lui dit-elle. Ils traversèrent la salle de courtage. Il y avait là des opérateurs, hommes et femmes, rivés à leur console, émettant de temps à autre des onomatopées : « Buy... Sell... Buy... Sell ». Cela faisait penser à la bande-son d'une vidéo porno. Les traders poussaient des gémissements de satisfaction ou des soupirs de désappointement selon que leurs valeurs grimpaient ou fléchissaient. Pour booster leur compétitivité, la Direction avait mis en place un accompagnement sonore d'un effet saisissant. La musique électro-acoustique vibrait en temps réel au rythme des cours de la Bourse3. Ahmed demanda comment l'on pouvait travailler dans cette ambiance infernale. Zahra l'assura que les résultats étaient là. La preuve : en un an, les profits du Groupe avaient doublé. « Le pouvoir de l'argent ne saurait l'emporter sur la loi de Dieu », grommela-t-il en guise de réponse.

Juste à ce moment, le téléphone de sa copine émit une succession de bips discrets.

« C'est bon, traduisit-elle, le boss fait signe qu'on peut y aller. Je t'accompagne à son bureau. Tu vas voir, de au huitième étage, la vue est superbe, on découvre toute la baie et le port de Tanger. »

Le garçon ne réagissant pas, elle eut un scrupule : « Je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça. Toi qui es en recherche d'emploi, j'imagine que le panorama ne doit guère t'intéresser ! »

Ils se retrouvèrent seuls dans l'ascenseur. Zahra en profita pour glisser la main sous la veste de son compagnon, une privauté qu'elle se permettait lorsqu'ils étaient étudiants. Elle sursauta, sentant l'épais bourrelet du ceinturon. « Qu'est-ce que tu portes là ?

- Ne touche pas, malheureuse ! »

Zahra comprit qu'elle serait la première victime du chebab et crut sa dernière heure venue. Il se produisit dans son crâne quelque chose comme une gigantesque déflagration.

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En fait, Ahmed ne dissimulait sous sa grosse ceinture qu'un banal accessoire informatique, en apparence inoffensif : une clé U.S.B. de 64 gigas. Puis il entra dans le bureau du grand patron. Trois quarts d'heure s'écoulèrent. Le suspense était insoutenable. Zahra ne sut jamais au juste ce qui s'était dit durant l'entretien d'embauche, mais vit ressortir son copain le visage radieux. Il venait d'obtenir un contrat de recrutement à durée indéterminée chez Lemon & sons en tant que responsable informatique et devait prendre ses nouvelles fonctions dès le lendemain.

Les jours et les semaines s'écoulèrent. Des évènements inexpliqués se produisirent au sein du Groupe et de ses filiales : un nouveau, mais redoutable virus s'était propagé dans leurs systèmes informatiques. On le baptisa « la pieuvre » parce qu'il étendait partout ses ramifications tentaculaires. De proche en proche, il contamina les fournisseurs et les clients, les entreprises concurrentes, et au-delà, toutes les multinationales de Tanger. Puis, ce fut le krach boursier. Les valeurs occidentales s'effondrèrent comme un château de carte avec un bel ensemble. On ne put jamais démasquer le mystérieux hacker responsable de ce cataclysme financier.

Quelque temps après, Ahmed et Zahra annoncèrent officiellement leurs fiançailles. Pour fêter cet événement, les traders de Lemon & sons remanièrent de fond en comble l'animation sonore et visuelle de la salle de courtage, reconvertie en boîte de nuit. Ils improvisèrent un nouvelle musique électroacoustique, des variations sur le thème :

« The flower of the lemon

is very, very, very sweet.

But the fruit of the lemon

is impossible to eat. »

 Illustration de l'auteur d'après un motif minoen.

 Piste d'écriture : la métamorphose. Décrire les sensations de quelqu'un qui se réveille dans la peau de quelqu'un d'autre ou d'une créature inconnue.

 1Cf. Contes des Mille et Une Nuits .

2Coran, Sourate « Les femmes », verset 74.

3Idée tirée du spectacle Go West, Laetitia Delafontaine et GrégoryNiel, hTh, Grammont, avec le soutien de l'École des Beaux-Arts de Montpellier.

 

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